Histoire de chercheur

Carte blanche à Jean-Philippe Watbled

Carte blanche à Jean-Philippe Watbled

Une vie d'enseignant-chercheur

Depuis trois mois maintenant, je suis professeur émérite de l’université de La Réunion.

C’est l’occasion pour moi de faire une brève rétrospective de mes activités dans cet établissement. Si je suis contraint d’accepter le terme incongru de « retraite » sur le plan administratif, je le récuse sur le plan personnel : il ne fait pas partie de mon lexique intime ! D’ailleurs, je continue à publier, à diriger des travaux – mémoires et thèses – et à assurer des cours à titre gracieux dans le cadre rectoral de la préparation à l’Agrégation des langues de France (c’est-à-dire les langues régionales), l’option « créole » étant ouverte à la session de 2020. À la demande du Président de l’Université, j’ai accepté aussi une mission officielle, celle de chargé de projet « charte et commission de déontologie ».

C’est un plaisir pour moi de me rendre utile à une communauté à laquelle j’ai si longtemps appartenu. Pour ce qui est de ma spécialité, je me considère comme linguiste dans l’âme. Dès ma plus tendre enfance, j’ai été amoureux des langues et du langage. Plus tard, comme étudiant, j’ai pris conscience que le langage est au cœur de l’humain, d’où sans doute mon goût pour la linguistique. Toutes les langues, vivantes ou anciennes, me passionnent, et j’ai la chance d’en pratiquer un nombre important. Je continue à étudier les langues pour mon plaisir personnel.

J’ai un parcours universitaire mixte, français (trois licences, une maîtrise, habilitation à diriger des recherches) et britannique (doctorat en linguistique). Un jour, en 1991, l’université de La Réunion a débarqué dans ma vie : après huit ans de missions d’enseignement de la linguistique dans cet établissement, j’y ai été nommé professeur en 1998.

J’aurai eu le plaisir d’y enseigner la linguistique sous diverses formes : linguistique générale, comparée, française, anglaise, germanique, hispanique et latine... mais aussi la phonologie, la sociolinguistique, la créolistique, la linguistique du discours, la rhétorique et le discours argumentatif.

J’ai connu des centaines d’étudiants. J’ai toujours essayé de les faire profiter de mon expérience et de ma conception des études, en faisant de mon mieux pour leur faire acquérir des connaissances, mais aussi et surtout des principes et des méthodes, des outils d’analyse des langues et de leurs structures, ainsi que la rigueur et la probité intellectuelles. Je pense sincèrement avoir toujours entretenu d’excellentes relations avec eux. J’ai régulièrement reçu des témoignages dans lesquels ils me confient ce que je leur ai apporté : c’est ce qui compte le plus pour moi, finalement, au moment où je m’exprime ici.

Il m’est souvent arrivé d’évoquer la nécessaire relation « érotique » – j’ose le mot – avec le sujet d’étude. Si l’on veut vraiment réussir et vivre cette réussite avec bonheur, il faut de la passion. J’ai aussi mis l’accent sur la nécessité de bien argumenter, de manier l’art de la démonstration et d’éviter le flou et les approximations. J’ai toujours placé au centre le sens critique, qui ne peut s’exercer que si l’on domine son sujet ; or il faut bien passer par différentes étapes, dont la nécessaire acquisition de connaissances, qui connaît elle-même plusieurs phases : l’écoute ou la lecture, la compréhension et la mémorisation. En outre, les cours ne sont pas simplement destinés à être suivis en vue d’une réussite à des épreuves : leurs contenus doivent être fixés au-delà des examens.

On peut étudier les langues pour les parler, mais aussi pour comprendre leur fonctionnement et leurs structures, et c’est d’ailleurs ce second aspect qui est l’objectif de la linguistique. Parmi les langues que l’on parle sur cette planète, certaines sont appelées créoles en raison de leur histoire. Je m’étais intéressé aux créoles et, plus généralement, à ce qu’on appelle les langues de contact, bien avant de travailler à La Réunion. Mais il va de soi que sur ce terrain, j’ai focalisé une bonne partie de mes recherches sur le créole réunionnais, et aussi sur le mauricien et le seychellois. Je pense très sincèrement avoir apporté une contribution intéressante à ce champ.

Je me suis toujours efforcé de démontrer que les créoles sont des langues comme les autres, seule l’histoire tragique de leur genèse étant spécifique. J’ajoute qu’il est difficile de séparer la question linguistique de celle de l’école et du système éducatif sur un territoire comme celui de La Réunion.

Dans tous mes enseignements et dans bon nombre de mes travaux, j’ai insisté sur le fait que la faculté de langage est une propriété innée de l’espèce humaine et que les langues sont des constructions mentales qui se produisent dans un contexte social. Chaque enfant recrée la langue à partir de l’interaction avec son entourage. C’est l’une des multiples raisons qui font que toute langue change en permanence. Chaque nouvelle génération la reconstruit et les créoles n’échappent pas à ce principe.

Pour ce qui est de mon investissement dans la gestion de notre établissement, je crois bien ne jamais avoir connu de période sans exercer une fonction de pilotage : directeur de département, directeur d’unité de recherches, vice-président du conseil scientifique, créateur et directeur d’école doctorale, président du conseil académique en formation restreinte... Au fil des années, mon expérience s’est enrichie et je pense sincèrement l’avoir mise au service de notre communauté.

Pour clore cette « Carte blanche », je dois confier une préoccupation : l’Université française, souvent secouée par des réformes, est en pleine mutation. Cela ne doit pas entraîner l’abandon des valeurs traditionnelles fondatrices d’une culture forte, qu’il convient de préserver. Tel est le message que j’aimerais laisser.

 

Jean-Philippe Watbled, professeur émérite
Laboratoire de recherche sur les espaces créoles et francophones (LCF)