Histoire de chercheur

Réunion - Oxford : d’une île à l’autre

Réunion - Oxford : d’une île à l’autre

le projet a donc l’ambition aussi de montrer qu’il a existé, et peut encore exister, indépendamment des frontières nationales, une unité européenne au niveau intellectuel et littéraire

Tristan Alonge

Maître de conférences en littérature française depuis 2017, c’est avec beaucoup de plaisir et un soupçon de nostalgie pour mon île d’adoption que je prends la plume à près de 10 000 km de distance, dans ces temps incertains. Je me trouve, en effet, depuis septembre 2020 à Oxford au Royaume-Uni en délégation CNRS pour une période de recherche, une sorte de mission temporaire de détachement pour conduire un projet avec des collègues britanniques. Ce n’est pas le premier voyage auquel m’invite mon parcours de chercheur : d’une certaine façon, il a toujours été caractérisé par la circulation et l’interaction, à trois niveaux, géographique, professionnel et de recherche justement. Au niveau géographique, car j’ai grandi en Italie, pays dans lequel j’ai effectué la totalité de ma scolarité, intégré l’École Normale Supérieure de Pise à 19 ans et publié mes premiers articles. J’ai ensuite fait le choix de la France pour compléter ma formation avec un master à Sciences Po Paris et un doctorat à la Sorbonne (Paris IV). Au niveau professionnel, car en parallèle de ma vocation universitaire, j’ai pendant plusieurs années exercé une autre profession dans le conseil en organisation et la formation managériale dans un cabinet parisien. Enfin cette notion de circulation se retrouve au sein même de mes champs de recherche, car j’ai débuté par un intérêt pour le théâtre antique et en particulier la tragédie grecque, et je suis arrivé par ce biais à Jean Racine et donc à la littérature française des XVIe et XVIIe siècles. 

Tout en façonnant un parcours atypique, cette circulation m’a beaucoup enrichi, elle m’a surtout permis de choisir, de choisir la France, de choisir la recherche et de choisir la littérature française. Le choix de revenir au monde universitaire, après une parenthèse professionnelle de plusieurs années, a été dicté, avant tout, par l’amour des textes, par le désir de les approfondir, de les interpréter et de partager mes explorations avec les étudiants, bref d’en faire ma vocation. Que peut nous apprendre une tragédie d’Euripide après 2500 ans ? Une pièce de Racine ou de Corneille après quatre siècles ? Peut-être rien, peut-être tout, cela dépend du lecteur plus que de l’auteur, j’en demeure convaincu. Si la page paraît muette, elle conserve pourtant un potentiel inépuisable : à nous de lui restituer la parole, de l’écouter, d’en retrouver le sens caché et sans doute aussi une part de notre vécu. 

Depuis le début de mes études universitaires, les pages de littérature qui m’ont le plus fasciné et qui m’ont poussé avec le temps à y consacrer ma vie sont celles des grandes tragédies, grecques d’abord et françaises ensuite. Le projet que je conduis actuellement à Oxford m’a permis de concilier les deux, avec pour titre « Le retour de la tragédie grecque au XVIe siècle : une aventure européenne ». Le principal défi est de reconstruire les raisons et les modalités selon lesquelles les auteurs de la Renaissance sont parvenus, après des siècles de long silence et d’absence, à se réapproprier un genre littéraire antique que le Moyen-âge avait oublié. C’est donc l’histoire de manuscrits dispersés dans les bibliothèques italiennes, françaises, britanniques, progressivement redécouverts, traduits, compris, parfois trahis. C’est aussi l’histoire d’hommes et de femmes qui s’y intéressèrent pour la première fois avec des yeux étrangers, souvent anachroniques, qui en bouleversèrent le sens afin de les rendre plus cohérent avec leur propre religion et leur culture. Une première étape du projet a consisté à arpenter les bibliothèques européennes, malgré les contraintes sanitaires, à la recherche justement de ces manuscrits, de sorte à constituer un corpus de plus de cinquante tragédies, souvent inédites. L’objectif est maintenant, d’une part de les mettre à disposition à travers la création d’une base de données digitale pour en faciliter l’étude, d’autre part d’encourager, par des événements (séminaires, conférences, etc.), la création d’un réseau composé de chercheurs européens intéressés par la réception de la tragédie grecque. 

Dans cette période particulièrement délicate pour la construction européenne, surtout vue depuis l’autre côté de la Manche, le projet a donc l’ambition aussi de montrer qu’il a existé, et peut encore exister, indépendamment des frontières nationales, une unité européenne au niveau intellectuel et littéraire : les traducteurs du XVIe siècle, les humanistes qui redécouvraient la tragédie antique – qu’ils soient français, anglais, néerlandais, italiens, espagnols – s’écrivaient des lettres, se connaissaient, s’imitaient, bref ils se sentaient tous membres d’un même pays, sans connaître de barrières linguistiques, religieuses ou politiques. Ce fut possible alors, pourquoi ne le serait-il plus aujourd’hui ?

 

Tristan Alonge,
maître de conférences en littérature française
laboratoire DIRE